Pour les géants de l’IA (OpenAI, Anthropic, Meta et Google DeepMind), l’apparition du premier modèle d’intelligence artificielle générale pourrait avoir lieu d’ici 2027. Ces nouveaux systèmes algorithmiques, nettement supérieurs à l’IA générative, seraient capables d’apprendre de manière autonome, de comprendre le monde dans toute sa complexité, de raisonner dans une large diversité de contextes et d’exécuter n’importe quelle tâche cognitive aussi bien que nous, voire mieux dans certains cas. Autrement dit, l’IAG serait en mesure de résoudre une variété infinie de problèmes complexes, de faire preuve de créativité et d’avoir même potentiellement conscience de soi, alors que l’IA classique a été conçue pour exceller dans des tâches spécifiques, sans pouvoir faire autre chose.
La mise au point de telles machines, dont les facultés cognitives seraient similaires à celles des humains, constituerait une rupture technologique majeure qui irait bien au-delà de la simple accélération des capacités du numérique. Elle aurait également des implications ontologiques en ce sens qu’elle générerait un double de nous-mêmes, un alter égo technologique qui serait en mesure de nous concurrencer.
L’intelligence artificielle générale (IAG) constitue la prochaine étape de l’IA. © Le Temps, YouTube
Alors que les modèles les plus récents d’IA avoisinent déjà un QI de 150, largement au-dessus de celui de la grande majorité des humains, à quoi peut-on s’attendre exactement ? Comment allons-nous co-évoluer avec des systèmes qui vont devenir de plus en plus intelligents et qui risquent de nous dépasser ? Réponse avec Laurence Devillers, chercheuse au CNRS, professeure en intelligence artificielle à Sorbonne Université et spécialiste de l’interaction affective avec les machines.
Futura : L’IA progresse toujours plus rapidement. Comment cette technologie transforme-t-elle notre rapport à l’intelligence ?
Laurence Devillers : Nous sommes dans une phase de coadaptation avec l’intelligence artificielle. Les machines nous parlent et elles s’expriment comme nous. Tout est fait pour qu’elles nous ressemblent de plus en plus. Pour autant, l’IA ne simule pas la cognition humaine, elle n’en simule que la surface. Elle est capable de reconstituer la structure du langage, mais elle ne réfléchit pas.
Futura : De plus en plus, ces machines semblent pourtant avoir des affects et des réflexions d’ordre moral…
Laurence Devillers : En effet, mais c’est une illusion. Et c’est tout sauf neutre. ChatGPT, Perplexity ou Claude ont ingurgité un grand nombre de données pour donner cette impression… Plus on ira vers une technologie multimodale, avec des systèmes capables d’écouter, de communiquer, d’identifier les visages, plus cette impression sera forte. Mais ça restera des machines.
Futura : Qu’est-ce que l’intelligence artificielle générale pourrait changer ? Les machines vont-elles pouvoir imiter le raisonnement humain ?
Laurence Devillers : Les mécanismes d’apprentissage des IA sont de plus en plus agiles, sans pour autant être différents de ceux qui existent déjà. Lorsque qu’un système a ingurgité beaucoup de données, il suffit de rajouter des informations de meilleure qualité pour le faire progresser.
Autre point à considérer, ces machines sont conçues directement à un stade cognitif adulte, alors que les neurones de l’enfant vont se développer progressivement, et enrichir petit à petit leurs connexions. Cette phase d’apprentissage est cruciale pour former l’intelligence humaine.
Il faut faire attention aux effets d’annonce, car aucune recherche scientifique ne permet de penser que l’émergence d’une super-intelligence artificielle similaire à la nôtre est pour bientôt. Après, ça ne veut pas dire qu’on ne va pas s’en rapprocher de plus en plus.
Futura : Pour autant, l’objectif des acteurs de l’IA n’est-il pas de créer notre alter égo numérique ?
Laurence Devillers : Certainement, mais le compte n’y est pas. À date, l’intelligence artificielle n’englobe pas l’abstraction, l’émotion, le ressenti, l’intention, la créativité. Nous ne pouvons pas reproduire à l’identique les capacités de réflexion d’un être humain car la machine est et restera très différente de nous, ne serait-ce que parce que nous sommes dotés d’un corps et que ce corps fait partie de notre intelligence. Par ailleurs, l’âme et l’esprit ne peuvent pas être modélisés. Toutes ces facultés n’existeront sans doute jamais chez les machines, même si elles nous donnent l’impression d’être meilleures que nous.
C’est ce qui est arrivé à Hervé Le Tellier, prix Goncourt 2020. Il était en compétition avec ChatGPT-4 pour rédiger un texte et il avait été très impressionné par ce que la machine avait produit… Mais ChatGPT-4 avait préalablement été nourri de tous les textes de Le Tellier et d’autres grands écrivains. Quand on est très bon dans un domaine et qu’on voit qu’une machine fait mieux que nous, c’est souvent plus pratique de dire qu’elle est super intelligente que de reconnaître que c’est une fabrication automatique.
Futura : En parallèle, l’incarnation de l’IA dans la robotique progresse également, avec des prototypes de plus en plus humanoïdes, comme le modèle Optimus de Tesla…
Laurence Devillers : Pour l’instant, cela reste extrêmement coûteux. Et ça fait 20 ans que c’est le cas. Il sera certainement possible un jour d’avoir des robots domestiques chez nous, mais ce n’est pas pour tout de suite. Par ailleurs, ce sont des machines qui sont très difficiles à fine-tuner, c’est-à-dire à programmer pour qu’elles réalisent une tâche précise.
Il y a un côté démiurge à vouloir recréer un humain, recréer des bras et des jambes, des organes sensoriels… Ce fantasme de mimétisation des circuits du vivant n’est pas nouveau. Au XVIIIe siècle, l’inventeur français Jacques Vaucanson le faisait déjà avec son canard mécanique.
Futura : Dans un nombre croissant d’entreprises, l’idée d’un partenariat homme-machine plus poussé gagne du terrain. La cobotique peut-elle faire naître une nouvelle forme de relation avec l’intelligence artificielle ?
Laurence Devillers : À ce jour, cette collaboration est cantonnée à des tâches répétitives, dangereuses ou très spécialisées. À Bordeaux, j’ai rencontré des gens qui fabriquent des bras robotisés pour visser les vérins de cabine d’avion. C’est un travail très complexe. Ils ont trouvé une technique cobotique, sans IA, où le robot est capable de faire un geste d’un côté de la carlingue, et l’humain de l’autre côté. Ils arrivent ainsi à poser le vérin de façon parfaite.
Ce sont des manipulations que les robots peuvent gérer très finement, avec une très grande précision. C’est cette aptitude-là qu’il faut retenir, car elle apporte une grande valeur ajoutée à ce type de machine.
Futura : Justement, à quoi peut-on s’attendre en matière de cohabitation homme-machine ?
Laurence Devillers : Les IA calculent à des vitesses extraordinaires, bien plus rapidement que nous, mais nous sommes capables de donner du sens aux choses et de voir les objets tels qu’ils sont. Les machines ne voient que des pixels. Elles ne seront jamais comme nous.
Nous devons réfléchir à la meilleure façon de cohabiter avec les systèmes d’intelligences artificielles car ils peuvent nous être utiles dans un grand nombre de domaines, mais pas pour optimiser tout ce que l’on fait. Parce que derrière ce progrès apparent, il y a une forme de manipulation.